C'était une rencontre très attendue. Les ministres de l'Economie, Eric Lombard, et des Armées, Sébastien Lecornu, ont réuni jeudi à Bercy investisseurs privés et industriels de la défense afin de mobiliser des financements au moment où l'Europe veut se réarmer face à la menace russe. Fin février, Emmanuel Macron avait ainsi envisagé le lancement de « produits d'épargne » pour accroître les investissements privés dans ce secteur.
Eric Lombard a dévoilé à cette occasion le lancement d'un nouveau « produit » pour financer le secteur. « Pour celles et ceux qui le veulent », il sera possible, avec « des tickets de 500 euros » minimum, de devenir « indirectement actionnaire des entreprises du secteur de la défense ». Ce fonds, proposé par BPI France, pourra grimper jusqu'à 450 millions d'euros.
Mais en attendant, la confusion règne chez certains particuliers. La rédaction de MoneyVox a reçu ces derniers jours un flot de questions sur une possible confiscation de leur épargne dans le contexte de crise géopolitique actuelle.
« Puis-je récupérer les fonds de mon Livret A pour ne pas financer la défense ? »
Des rumeurs déversées sur les réseaux sociaux
Une crainte probablement alimentée, et amplifiée, par les nombreux messages sur les réseaux sociaux dont certains indiquent que l'Etat va « piquer » les économies des Français. Un argumentaire repris notamment, par Florian Philippot, président des Patriotes. Sur X (ex Twitter), il indique que « l'épargne va être ponctionnée », suite à la dernière allocution du président de la République. Le 5 mars, ce dernier a estimé que la France, face à « la menace russe » doit réaliser « de nouveaux investissements qui exigent de mobiliser des financements privés mais aussi des financements publics, sans que les impôts ne soient augmentés ». Dans ce contexte, l'Etat peut-il venir « vous faire les poches » pour financer l'effort de guerre ?
« C'est juridiquement impossible », nous répond Jérôme Lasserre Capdeville, maître de conférence et spécialiste de droit bancaire. « Ce serait contraire à un principe : le droit de propriété, garanti constitutionnellement et par la Cour européenne des droits de l'homme ».
« À aucun moment l'Etat ne peut venir ponctionner une somme d'argent sur les comptes épargne des Français. Il ne pourrait pas non plus sur les comptes courants »
Ce spécialiste rappelle que « les saisies sur les comptes bancaires sont strictement encadrées ». Les saisies-attribution, d'une part, quand un débiteur ne paie plus sa dette au créancier. « La saisie-attribution concerne uniquement les dettes de sommes d'argent reconnues par une décision de justice », rappelle le site service public. D'autre part, des saisies pénales peuvent être décidées dans le cadre de l'enquête d'une autorité judiciaire. Il existe aussi la saisie administrative à tiers détenteur. Celle-ci pourra être pratiquée sur votre compte si vous devez de l'argent à une administration, telle que l'État, une commune ou bien un hôpital, éclaire la Banque de France.
« A aucun moment l'Etat ne peut venir ponctionner une somme d'argent sur les comptes épargne des Français. Il ne pourrait pas non plus sur les comptes courants. Les personnes qui véhiculent, partagent ce type de propos diffusent de la désinformation », nous répond la Fédération bancaire française (FBF).
« La seule façon pour un État démocratique de prélever de l'argent sur des revenus et du patrimoine, ça s'appelle l'impôt qui est voté par le Parlement »
L'arme de l'impôt pour prélever de l'argent
« L'argent des Français appartient au Français. La seule façon pour un État démocratique de prélever de l'argent sur des revenus et du patrimoine, ça s'appelle l'impôt qui est voté par le Parlement. Or, dans le cadre de la loi de finances 2025, il n'est pas prévu de prélèvement supplémentaire. L'État ne peut pas se servir de manière discrétionnaire », balaie de son côté l'économiste Philippe Crevel.
Cette crainte, non-fondée, d'une réquisition des économies des Français a aussi été avancée quelques mois plus tôt suite à l'adoption de loi de programmation militaire 2024-2030, rappelle l'AFP. Ce texte, à vocation militaire et non civile, a notamment modernisé un article du Code de la défense au regard des menaces nouvelles.
« La loi de programmation militaire permet-elle une saisie de l'épargne des Français ? »
L'article 2212-1 du code de la Défense modifié précise désormais : « En cas de menace, actuelle ou prévisible, pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, à la protection de la population, à l'intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l'État en matière de défense, la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens et les services nécessaires pour y parer peut être décidée par décret en Conseil des ministres. »
« La réquisition est une prise de possession pendant un temps donné, pas une prise de propriété »
Mais la portée des réquisitions n'a pas changé, selon Jean-Christophe Videlin, professeur de droit public et doyen de la Faculté de droit de Grenoble, interrogé par l'AFP. Celles-ci peuvent viser des biens immobiliers (immobilier ou usine par exemple) dans un intérêt national. Des biens mobiliers, « au sens de 'biens', comme par exemple des véhicules, camions, trains, navires » peuvent aussi être concernés, mais « pas au sens d'argent », selon Jean-Christophe Videlin. Dans tous les cas, « la réquisition est une prise de possession pendant un temps donné, pas une prise de propriété », avait-il expliqué. Traduction : le bien retourne ensuite à son propriétaire, moyennant une indemnisation.
Le cas du blocage des comptes bancaires et assurances vie
Seul cas de figure possible : le blocage des comptes courants en cas d'instabilité financière pour éviter des retraits massifs qui seraient susceptibles d'entraîner des faillites bancaires, rappelle Philippe Crevel. Une mesure, prévue par l'article L612-33 du Code monétaire et financier, qui peut être décidée par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolutions (ACPR), rattachée à la Banque de France. Le gendarme des banques peut alors demander aux banques de limiter, voire d'interdire certaines opérations pendant un certain délai. Un cas de figure jamais vu en France, mais qui s'est produit à Chypre et en Grèce lors de la crise des dettes souveraines, rembobine Philippe Crevel.
Depuis 2016, avec la loi Sapin 2, un blocage des retraits peut également intervenir sur les contrats d'assurance vie pendant une période de 3 mois, renouvelable une fois. C'est le Haut Conseil pour la stabilité financière (HCSF), rattaché à La Banque de France et à l'ACPR, qui peut activer le mécanisme en cas de crise.
« En tout état de cause, nous ne sommes pas dans une situation qui justifierait le recours à la loi Sapin 2. Et de toute façon, le gouvernement ne peut pas prendre cette décision de lui-même », souligne Philippe Crevel.
« J'ai entendu beaucoup de bêtises ces derniers jours sur le financement de notre défense : les Français font ce qu'ils veulent de leur épargne ! »
Face à toutes ces rumeurs, Eric Lombard, le ministre de l'Economie, a voulu mettre les points sur les i. « J'ai entendu beaucoup de bêtises ces derniers jours sur le financement de notre défense : les Français font ce qu'ils veulent de leur épargne ! S'ils veulent investir dans nos industries de défense, je serai le premier à les y encourager. Chacun est libre de faire ce qu'il veut. Point final », a-t-il indiqué la semaine dernière sur France 2.
Un message réaffirmé deux jours plus tard, toujours sur X. « D'un côté, vous avez des Français qui veulent investir dans leurs entreprises de défense, soit par intérêt, soit par patriotisme. De l'autre, des entreprises françaises de la défense qui ont besoin de capitaux pour accélérer leur cadence de production et répondre à leur carnet de commande. Notre travail, c'est de permettre LIBREMENT aux épargnants et aux entreprises de se rencontrer. »
La piste des unités de compte
Au final, quels seront les produits d'épargne choisis pour inciter les particuliers à financer la défense ? Un temps évoqué, les pistes d'un emprunt national ou encore d'un livret d'épargne défense sont tombées à l'eau. Tout comme celle de flécher une partie de l'argent du Livret A vers les entreprises du secteur de la défense. Les Français, de toute façon, sont majoritairement opposés à cette idée, selon un sondage YouGov pour MoneyVox. Mardi, la Fédération bancaire française avait enfoncé le clou, estimant que ce dispositif n'est pas adapté aux enjeux.
Livret A, LEP... Où l'État et votre banque placent votre épargne sans risque ?
De fait le placement envisagé par le gouvernement ne sera pas accessible à tous les budgets avec un ticket d'entrée de 500 euros minimum donc. Le montant maximum par personne sera fixé à « quelques milliers d'euros », a précisé jeudi Eric Lombard. Et les sommes investies seront bloquées « pendant au moins cinq ans. (...) Ce n'est pas comme le livret A, de l'argent qu'on peut placer et reprendre deux mois après ».
Mais quel sera le type de produit proposé ? Plus de d'élements sont attendus dans les prochaines semaines. « Ces titres seront logeables dans des contrats d'assurance vie (unités de compte) ou dans des comptes titres (parts) », avance déjà Philippe Crevel. De manière indirecte, dans le cadre de la diversification, les assureurs pourraient insérer dans leurs fonds euros des parts des fonds « défense » ».